FAUT-IL POURSUIVRE SNC-LAVALIN?
Toute poursuite pénale est menée dans l’intérêt public. Malgré la preuve qu’un crime ait été commis, un procureur peut, après l’examen de toutes les circonstances, conclure qu’il ne serait pas dans l’intérêt public de porter des accusations. Nous voyons cette approche le plus souvent lorsque des mesures alternatives sont appliquées. Il arrive donc que des individus, sans antécédents criminels, arrêtés pour des infractions mineures, bénéficient d’une décision de ne pas les inculper. Dans d’autres cas, il arrive que des accusations ne soient pas déposées parce que la plainte fut portée plus de 6 mois après le crime allégué lequel méritait, selon le procureur de la poursuite, d’être traité via la procédure sommaire et ce malgré qu’une inculpation serait quand même possible en procédant par «acte d’accusation», une procédure plus lourde de conséquences et jamais prescriptible. Le procureur pourrait alors juger qu’une mise en accusation serait injuste. Il peut aussi y avoir des cas où la preuve anticipée est limitée à un témoin à charge qui devient réticent à coopérer avec les autorités de sorte que l’on close le dossier sans mis en accusation. Bref, il existe d’innombrables exemples où l’exercice du pouvoir discrétionnaire du poursuivant fait que l’on juge que le dépôt d’une accusation ne serait pas dans l’intérêt public. Ceci dit, la culture qui habite les procureurs de la Couronne est telle qu’il est généralement pris pour acquis qu’il est dans l’intérêt du public de poursuivre en justice lorsque la preuve démontre la commission d’un crime.
Lorsque le code criminel a été modifié pour introduire des accords de réparation, le Parlement a ouvert la porte aux règlements extrajudiciaires des crimes graves commis par des entreprises tant que certains critères sont respectés. Étant donné le moment choisi pour ces modifications, on peut inférer que nos législateurs craignaient que certaines sociétés, et en l’occurrence SNC-Lavalin, soient indûment lésées par une poursuite. Si par exemple, une poursuite risquait de nuire aux activités commerciales d’une entreprise de sorte que des emplois vitaux seraient perdus, on pourrait alors privilégier un accord de réparation si celle-là pouvait démontrer :
- qu’elle collabore avec l’enquête;
- qu’elle avait purgé les cadres supérieurs associés au crime;
- qu’elle disposait d’une stratégie de gouvernance saine et;
- qu’elle était en mesure d’offrir une compensation monétaire.
D’ailleurs, en ce qui concerne SNC-Lavalin, un certain nombre de ses cadres supérieurs ont été effectivement poursuivi, condamné et emprisonné.
On ne peut pas envoyer une entreprise en prison. Les poursuites du genre qu’on oppose ici à SNC-Lavalin sont longues, incertaines, coûteuses et, en fin de compte, ne peuvent aboutir qu’à l’imposition d’une peine de nature monétaire, laquelle peut, de toute façon, faire partie d’un accord de réparation. Il est difficile de concevoir pourquoi il serait dans l’intérêt du public de poursuivre SNC-Lavalin. L’entreprise pourrait s’effondrer pendant ou à la suite de telle procédure, mettant ainsi fin à des milliers d’emplois occupés par des gens à qui on ne fait aucun reproche. Ainsi, il était à prévoir que le premier ministre et les membres de son cabinet aient choisi de communiquer avec la procureure générale à la suite de son refus d’intervenir dans la décision des procureurs fédéraux de porter des accusations. En fait, on pourrait penser qu’elle s’y serait attendue. Les procureurs dans cette affaire ont certainement été soumis aux pressions des enquêteurs de police impliqués. Tout comme le procureur général, ils ne vivent pas dans des tours d’ivoire. Encore une fois, la culture qui habite les procureurs est telle qu’ils sont généralement enclins à porter des accusations lorsqu’ils sont moralement convaincus qu’ils peuvent établir la culpabilité hors de tout doute raisonnable. Telle est leur culture, historiquement. Cependant, les accords de réparation présentent un nouveau défi et se trouvent en conflit avec cette culture. Les enjeux dans cette affaire sont énormes et la procureure générale n’aurait rien eu à se reprocher en scrutant davantage la décision d’engager des poursuites si elle estimait que les avocats en cause omettaient d’appliquer correctement les considérations d’intérêt public. Il aurait peut-être fallu leur rappeler qu’il s’agit d’une nouvelle législation introduite pour relever les défis de la responsabilité pénale des entreprises, exigeant que le processus de prise de décision soit imprégné d’une nouvelle culture.
Le premier ministre a peut-être invoqué plusieurs facteurs dont certains plus ou moins légitimes s’ils étaient de nature politique. Cependant la procureure générale est également politicienne. Elle est assurément très consciente des enjeux politiques lorsqu’elle intervient ou non dans un dossier. Or, tant que la pression n’était pas indue (et son témoignage devant le Comité permanent de la justice, les émotions mises à part, ne permet pas une telle inférence), on ne peut affirmer que le scandale qui semble s’en dégager repose sur une base rationnelle.
Il est difficile de croire qu’il est dans l’intérêt public d’accuser SNC-Lavalin au criminel.